- CORPS - Soma et psyché
- CORPS - Soma et psychéLa distinction entre soma et psyché et le jeu d’oppositions complémentaires que sous-tendent et engagent ces notions participent d’une prise de conscience dont l’histoire s’identifie, pour une large part, à la tradition de l’idéalisme occidental. On sait que cette distinction, pour aussi évidente qu’elle soit devenue à notre habitude de pensée, ne trouve pas son ordre de raisons dans d’autres cultures (par exemple, dans l’hindouisme) et, en retour, elle prend pour nous valeur de seuil de difficulté lorsqu’il s’agit de définir les conditions du savoir médical et de son objet, de déterminer les rapports entre le psychique et le somatique, ou encore de fonder en théorie une psychophysiologie ou une psychosomatique.Jalons philosophiquesL’histoire de la philosophie fournirait de très précieuses indications concernant la façon dont ont pu être conçus les jeux de distinction et de corrélation entre le soma et la psyché.Chez les philosophes présocratiques, le problème d’un dualisme entre soma et psyché ne se pose point comme tel dans la mesure où la conception de l’homme reste engagée dans une cosmologie et se trouve étroitement liée à une physique des éléments, de leur union et de leur séparation. Il revient au platonisme d’avoir fondé un dualisme de l’opposition de l’âme et du corps. Mais ne nous hâtons pas d’en conclure qu’il serait responsable d’une quelconque objectivation du somatique et du psychologique. Le rapport corps-âme ne définit pas ici une démarcation entre l’objet de la médecine et celui de la psychologie. La pensée platonicienne mérite d’être toujours considérée avec ses implications théologiques, physiques, politiques; et la notion de psyché, telle que Platon l’entend, est loin de représenter la forme restrictive sous laquelle on la conçoit aujourd’hui.Il convient d’accorder une place toute particulière à la pensée aristotélicienne qui reste, sans doute, le modèle référentiel implicite d’une définition de la psyché comme forme inhérente de la vie et, à ce titre, se trouve étroitement engagée dans le sens du soma. Aristote, en effet, a été le premier à élaborer, dans une véritable unité psychosomatique, le concept de fonction vitale, inscrit dans sa théorie des quatre fonctions: nourriture-croissance, mouvement-désir, reconnaissance-mémoire, conscience-pensée. L’idée d’organisme , qui est propre à rendre compte de la totalité intégrative soma-psyché et que l’on retrouvera développée chez des penseurs modernes tels que Goldstein ou Weizsäcker, permet précisément d’éviter que soient abstraitement et réductivement distingués le soma et la psyché.Si, dans la philosophie moderne, Descartes donne fondement à la distinction de l’âme et du corps, l’intérêt du chercheur qui veut repérer les conditions d’une théorie du somatique se porte plus particulièrement du côté de la réflexion spinoziste; l’importance de celle-ci ne peut être méconnue quand on désire repenser l’épistémologie de la médecine (cf. notamment l’excellente préface de Roger Lewinter à l’ouvrage de Georg Groddeck, La Maladie, l’art et le symbole – préface qui consacre quelques pages à la pensée spinoziste sous le rapport de la psychosomatique groddeckienne – et le livre de Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression ).On peut enfin s’interroger sur la contribution phénoménologique (Husserl, Merleau-Ponty) et existentielle (Heidegger, Boss, Binswanger), qui a permis de sortir en partie des impasses d’un dualisme soma-psyché, ou qui, tout au moins, a suscité les conditions d’une réflexion théorique propre à réévaluer les significations respectives du soma et de la psyché ainsi que de repenser, sur de tout autres bases, les conditions de leur rapport.Projet scientifique et distinction soma-psychéLe problème du corps est, dans la culture occidentale, historiquement perverti par un très large contentieux philosophique dont la résolution, à en juger par ses effets, reste, à l’heure actuelle, encore bien incertaine. Ce contentieux, d’origine ancienne, touche non seulement au thème de l’opposition de l’âme et du corps et de leur séparation dans le cogito occidental, mais, de plus, au fondement d’une physique, d’une physiologie et d’une médecine qui prennent le corps comme objet de la nature ou font du soma l’expression d’une exclusivité objective, donnant un espace physique aux phénomènes (telles les maladies) dont le corps est l’objet. Parler de soma ou de somatique revient dans une acception devenue commune à souligner la possibilité d’un ensemble d’explications causales, de lois naturelles de fonctionnement après qu’ont été éliminées toutes les présuppositions attachées à une causalité psychologique. C’est, pourrait-on dire, sur un mode défensif et justificatif que le somatique est invoqué dans le sous-entendu de l’élimination d’une quelconque psychopathogénie. Les concepts de conversion somatique ou de somatisation appelés parfois à titre explicatif d’une limite du savoir d’un «somatique pur» cachent, sous leur satisfaction apparente, bien des ambiguïtés et des confusions.Convenons que le problème du corps, pour être moins réducteur et limitatif que celui du somatique, déborde pourtant largement le cadre d’une interrogation philosophique. Dans la tradition qui va de Platon au cartésianisme, et sous les formes d’un positivisme biologique, cette interrogation sur le corps s’est présentée tant comme recherche de sa positivité organique que comme appréciation négative de son sens et de sa valeur au regard de la réflexivité intellectuelle, spirituelle et morale.Définir respectivement soma et psyché et en établir les rapports dépend donc de la situation et de la forme de la question qui concerne le corps. Si cette question n’est pas prise dans sa portée anthropologique, elle bloque alors toute possibilité de sortir des dualismes traditionnels et elle facilite le jeu des théories parallélistes dont l’indigence et la naïveté scientifiques sont bien connues. Mais dire que la question est, dans sa nature, anthropologique, c’est reconnaître qu’elle concerne un acte de fondement (où soma et psyché ne peuvent même plus être pensés corrélativement), qu’elle met donc en cause un rapport de l’homme au monde (au sens que prend le Dasein chez Heidegger et Binswanger) et qu’elle conduit à réviser le rapport subjectivité-intersujectivité-objectivité (cf. le sens de cette problématique dans les Méditations cartésiennes de Husserl).Les systèmes scientifiques ainsi que les conceptions philosophiques, l’espace idéologique (éthique, social, moral) dans lequel nous pensons fournissent les indices d’une situation de l’homme dans ses croyances, sa langue et sa culture; et c’est dans cette situation qu’il appréhende et «expérimente» la vie de son corps, ses maladies, sa vie personnelle, ses réactions subjectives, etc. C’est donc dans ces conditions que la dichotomisation de la vie en somatique et psychique vient à se rapporter à l’ensemble d’un système de représentations, d’attitudes et de pensées qui porte le nom d’idéologie. Plus simplement, on pourrait dire que la distinction soma-psyché trouve ses corrélations ultimes et son ordre de raisons jusque dans l’organisation économique, sociale et politique de la cité. Aristote l’avait déjà pressenti lorsqu’il impliquait le rapport de l’âme au corps dans une théorie de la hiérarchie du libéral et du servile, de la nature et de l’art (cf. La Politique ). Et, à l’époque actuelle, il redevient évident qu’il est impossible de se poser la question du savoir médical et de son objet sans chercher à comprendre les significations économiques, sociales et politiques de la pratique médicale. À plus forte raison, on en dirait long sur l’existence sociologique de la psychologie et sur sa valeur de produit d’une idéologie.L’affirmation d’une nécessité scientifique et morale de se séparer des sens (abstrahere mentem a sensibus ), de se retirer du corps et de maîtriser les phénomènes propres à la vie somatique (le corps reconnu dans la puissance somatique des dérèglements, des agitations et des passions) est propre à figurer le jeu des perspectives qui concourent à placer le somatique dans l’espace de l’observation scientifique objective et de l’explication causale. Le modèle mécanique d’observation et d’explication du soma n’est point en lui-même à rejeter et l’on sait qu’il a eu une grande fécondité pratique et technique. Mais l’erreur historique dont notre médecine a peine à sortir est d’avoir totalement et exclusivement projeté le somatique dans le modèle mécanique, de l’y avoir identifié et d’avoir ainsi conduit à faire du somatique l’expression abstraite et réduite du corps vivant. Paradoxalement, cette médecine livre du soma un concept préalablement vidé de son plein pouvoir de significations, corrigé et amputé de son sens propre. C’est la réduction du corps au somatique et l’objectivation du somatique dans la représentation mécaniste qui a entraîné l’objectivation secondaire (et pour ainsi dire réactionnelle) de la psyché, sa systématisation scientifique selon le projet d’une psychologie positive. Tant que la psyché appartenait à une pensée métaphysique, mystique ou religieuse, elle avait valeur d’une idée, d’un mythe ou d’une métaphore qui n’excluait en rien ce qu’on pourrait appeler la possession somatique du corps (cf. les textes de la tradition mystique).La visibilité du corps est ce par quoi se sont trouvées garanties l’extension, la partialisation objective et la détermination physique du soma. «Par le corps, dit Descartes, j’entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soi exclu» (Méditation seconde ). Pour aussi générale que soit une telle définition (s’agit-il de corps vivants ou de corps inertes?), elle désigne les critères de l’espace qui permettent de penser le corps et de lui donner son objectivité physique mais aussi anatomique et physiologique. Le corps occupe un lieu et il délimite un lieu. La composition interne du corps qui fait de lui une réalité somatique est prise dans la figure anatomique découverte sur les cadavres: «Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps» (Descartes, ibid. ). Le détachement du corps trouve son corollaire dans l’implication du corps comme objet de savoir . La représentabilité du corps est le fait d’une projection dans l’espace physique-géométrique des solides euclidiens. C’est cette projection qui neutralise le somatique (éjection du corps hors de la vie) et appelle secondairement la clause complémentaire de l’existence de ce qu’on appelle le psychique. Ainsi que l’écrit Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception , «l’attitude réflexive purifie simultanément la notion commune du corps et celle de l’âme en définissant le corps comme une somme de parties sans intérieur et l’âme comme un être tout présent à lui-même sans distance. Ces définitions corrélatives établissent la clarté en nous et hors de nous: transparence d’un objet sans replis, transparence d’un sujet qui n’est rien que ce qu’il pense être [...]. L’objet est objet de part en part et la conscience conscience de part en part. Il y a deux sens et deux sens seulement du mot exister: on existe comme chose ou on existe comme conscience.»Le cartésianisme a historiquement donné des garanties à ce qui est devenu une tradition de pensée. Le somatique s’est constitué comme objet d’une pensée scientifique et technique positive qui se voulait exempte de toute participation mythologique (philosophique, métaphysique, religieuse). Corrélativement, le besoin d’identifier la conscience à la subjectivité et de détailler (en les étendant) les fonctions de la psyché a été aussi celui de rendre nosologiquement la psychologie possible par un véritable effet de redondance. Et, dès lors que la psychologie se reconnaissait un objet de savoir, en allant même jusqu’à éliminer la notion de psyché, elle justifiait son refus de participer à toute mythologie et son désir de s’établir scientifiquement comme discipline descriptive des phénomènes psychiques à l’exclusion des manifestations «corporelles».Fondements nouveaux d’une théorie du corpsOn voit ainsi à quelle impasse conduit la légitimation scientifique positive d’une distinction entre soma et psyché, qui trouvait pourtant son fondement spécifique à l’intérieur d’une démarche métaphysique et morale. La positivité des savoirs physiologique et psychologique s’est constituée sur le principe des exclusions réciproques et des réductions complémentaires. Dans le même sens, on s’aperçoit que les conditions de légitimité théorique d’une psychosomatique sont d’autant plus incertaines que le projet lui-même de penser unitairement et intégrativement soma et psyché est compromis par leur distinction préalable, qu’aucun trait d’union ne pourra jamais venir annuler. Ceux-là mêmes qui appellent de leurs vœux une approche synthétique de l’être humain (dans ses aspects tout à la fois somatiques et psychiques, comme on dit) négligent de reconnaîtrent que la distinction entre le soma et la psyché relève d’un système de disjonctions qui se répercute jusque dans l’idéologie du savoir et dans l’institution (morale, juridique, sociale, professionnelle...) de ses pratiques et de ses techniques. En un mot, comment promouvoir une véritable psychosomatique, dès lors que celle-ci exigerait une réévaluation de la clinique médicale (cf. la notion de séméiologie) et surtout une réorganisation des fondements d’une théorie du corps et de l’organisme?Si une telle théorie est possible, elle emprunte nécessairement, afin d’éviter de tomber à nouveau dans un réductionnisme, des voies spécifiquement différenciées, dont la convergence ultime reste problématique. Par ailleurs, elle laisse s’épauler entre eux les divers savoirs présents à un projet anthropologique (linguistique, socio-ethnologie, biologie humaine et comparée).On tentera ici d’indiquer selon quelles voies (non exclusives et non systématiques) une telle théorie peut en venir à définir sa prospective propre.Tout d’abord, en cherchant, sur la base de ses propres découvertes, à se définir une nouvelle épistémologie, la biologie invite à prendre connaissance de ce qu’elle énonce en opérant une multitude de «décentrements»; en témoignent, selon des perspectives différentes mais non contradictoires, des démarches réflexives comme celles de Goldstein et, à l’heure actuelle, de Jacob. Ces décentrements concernent des couples d’opposés au moyen desquels on acquiert une idée du somatique: ils conduisent, par conséquent, à enrichir la notion de soma en lui accordant une plus large extension, une plus grande généralité, et surtout le pouvoir de s’explorer scientifiquement d’autant mieux qu’elle perd jusqu’à son exclusivité notionnelle. Les profonds remaniements dont la biologie est actuellement l’objet et le souci qu’ont certains biologistes de repérer les connotations idéologiques de leur science ouvrent donc la voie à la possibilité d’une nouvelle théorie de la pratique médicale.On remarquera, en deuxième lieu, que les falsifications physiologiques et psychologiques dont le problème du corps a été historiquement l’objet visent à se réduire et à s’annuler dans la perspective des recherches phénoménologiques dont le chemin a été tracé par Husserl. Avec la phénoménologie husserlienne, le corps ne peut plus être pensé indépendamment de la triple question de la constitution de l’Autre comme fondement du soi, de l’intersubjectivité comme condition de l’objectivité des phénomènes (le monde), de l’inhérence du corps à la découverte de la subjectivité et à sa temporalité. En se référant ici globalement aux travaux de Husserl, on indique la valeur d’un fondement théorique dont les effectuations concrètes empiriques se sont fait jour dans les recherches contemporaines de Binswanger, Straus, Gebsattel, Buytendijk, Merleau-Ponty.La psychanalyse, enfin, constitue sans doute, de par sa fonction propre d’épistémologie du savoir humain ainsi que par la position transversale qu’elle occupe par rapport à l’ensemble des sciences humaines (biologie comprise), le lieu d’une réévaluation du somatique. La notion d’appareil psychique telle que Freud en a dégagé le schéma topique et économique souligne l’écart permanent entre la considération des phénomènes «organiques» et la description empirique des manifestations psychologiques. Si l’appareil psychique est, somme toute, la fiction nécessaire pour combler cet écart, c’est-à-dire pour rendre compte «interprétativement» de ce qui se passe en chacun et dont il n’a pas toujours conscience, il confère à la psychanalyse les moyens d’un nouveau déchiffrement du somatique (analyse des fantasmes, des rêves, etc.). En pensant que le somatique reste la base et la source de l’ensemble des manifestations psychiques, la psychanalyse ne vise pas à rétablir le principe d’une causalité réductrice d’esprit paralléliste: elle conduit plutôt à conférer au somatique, sur la base de ce qui peut venir à s’analyser au titre de productions psychiques, le pouvoir de s’entendre comme l’inconscient lui-même, sans lequel, d’ailleurs, le somatique ne serait pas ce qu’il est. En d’autres termes, le somatique fait l’objet d’une réduction dès lors que l’inconscient s’y trouve mécanisé (cf. la réflexologie) ou naturalisé (cf. la réduction du désir inconscient au besoin ou à l’instinct). De Groddeck à Balint et avec les recherches actuelles apparaissent donc diverses approximations d’une théorie psychanalytique de la psychologie.
Encyclopédie Universelle. 2012.